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;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;; ;; Author: J.M.G. Le Clézio ;; Title: La ronde et autres faits divers ;; Publisher: Gallimard (1982), ISBN 9782070382378 ;; Chapter "L'échappé" ;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;; Un peu avant l'aube Tayar arrive devant la haute montagne. Il a marché toute la nuit, ne s'arrêtant qu'une fois, dans un café de routiers au bord de la nationale, juste le temps de boire une tasse de café âcre qui lui a brûlé la gorge. La route qui serpente au fond de la vallée l'a conduit jusqu'aux contreforts de la haute montagne. Tayar a traversé le torrent un peu avant le pont, et il a escaladé les anciennes terrasses d'oliviers jusqu'à ce qu'il trouve la route étroite qui grimpe en lacets vers le sommet de la montagne. Maintenant, il est devant le haut-plateau calcaire, et le noir de la nuit devient gris peu à peu. L'air est froid, d'un froid sec qui fait mal. Tayar n'est vêtu que du pantalon de toile grise et de la chemise-veste réglementaires. Il est pieds nus dans des chaussures de basket sans lacets. La fatigue de la longue marche pèse sur lui, le fait tituber. Il grelotte de froid. Il quitte la route, et il commence à marcher parmi les broussailles, sur les pierres qui s'éboulent. Dans un creux de terrain, il s'accroupit pour uriner. Il regarde autour de lui. A l'est, du côté d'où il vient, il y a une tache qui grandit dans le ciel, une lueur pâle et jaune qui fait apparaître l'horizon, les roches aiguës, les branches des arbres nains. Le silence est grand. Tayar le perçoit pour la première fois. C'est un vide qui oppresse ses tympans, qui serre la tête. Il n'y a pas de chants d'oiseaux ici, ni de bruits d'insectes, rien pour saluer le jour qui arrive. Il y a seulement un peu le gémissement du vent qui souffle sur le haut-plateau calcaire, le vent qui va et vient comme une respiration glacée. Tayar pense à la mer, là-bas, tout en bas, aux jardins endormis, aux immeubles. Ils sont devenus si lointains, à présent, si petits, à peine des nids de fourmis, des nids de guêpes, que c'est même difficile de les imaginer. Tayar avance, ivre de sommeil. Il cherche des yeux un coin de terre, un abri, pour dormir. Il sait qu'ici, enfin, il peut dormir. Personne ne viendra le chercher. Il connaît bien ce paysage, sans y être jamais venu. C'est le même que de l'autre côté de la mer, le même; des roches, des buissons d'épines, des crevasses, des éboulis. Personne. Quand il était avec son frère, et qu'ils gardaient ensemble les troupeaux, il marchait ici, ici même. Il s'en souvient bien. Alors, malgré la nuit qui cache encore la moitié des choses, il trouve l'abri qu'il cherche, l'épaule d'un roc usé par le vent, et les branches maigres d'un arbuste recourbé. A coups de talons, Tayar fait rouler les cailloux pointus, il creuse un peu la pierraille. Puis il s'accroupit, le dos appuyé contre le rocher, les bras enroulés autour du corps pour ne pas perdre sa chaleur. C'est comme cela qu'il faisait autrefois, avec son frère et son oncle Raïs, quand ils devaient dormir au-dehors en hiver. Tayar respire lentement, pour briser les tremblements nerveux de son corps, pour arrêter sa mâchoire qui claque. La joue gauche appuyée contre son épaule, les yeux fermés, il s'endort, pendant que la lumière rouge du jour nouveau apparaît devant lui, éclaire magnifiquement le haut-plateau solitaire. Il dort longtemps comme cela, sans bouger, respirant lentement. La lumière du soleil éblouissant frappe son visage et son corps, mais cela ne le réveille pas. Quand il dort, il est pareil aux pierres grises qui l'entourent. Son visage osseux est couleur de terre, ses cheveux noirs bougent sur son front dans les remous du vent. Son corps est long et maigre, dans les vêtements trop larges. Tayar dort sans bouger, comme autrefois, dans les monts du Chélia, caché avec son frère dans les blocs de rochers. Les chèvres et les moutons avaient dévalé la pente caillouteuse vers l'oued, et le soleil était haut, comme aujourd'hui, dans le ciel sans nuages. Passaient des oiseaux, très vite, par groupes, en piaillant, et son frère se levait sans bruit, cherchait à voir où ils allaient se poser. C'étaient des cailles du désert, furtives et insaisissables comme des mouches. Alors Tayar se réveillait à son tour, sans savoir pourquoi, peut-être simplement parce que son frère le regardait en silence, et que ça faisait comme un doigt appuyé sur sa poitrine. Il disait doucement, comme un murmure : «Aazi», et ensemble ils couraient, pieds nus, ils dévalaient les pentes de la montagne jusqu'à l'oued où les brebis avaient déjà choisi leur place d'ombre pour la journée de soleil. L'eau du torrent était belle, à la lumière. Blanche, légère, elle bondissait sur les cailloux lisses, elle descendait vers la vallée, au milieu des touffes d'euphorbe et des acacias maigres. Le ciel alors devenait intense, presque noir. Les deux garçons ôtaient leurs tuniques de laine usée, et ils se baignaient allongés dans l'eau claire du torrent qui coulait par dessus leurs épaules, qui entrait dans leur bouche et dans leurs oreilles. Ils se laissaient glisser doucement, à plat ventre, sur les galets lisses. Ils riaient. Puis ils se séchaient debout au soleil, son frère la main sur son sexe nouvellement circoncis. Ils parlaient un peu, de quoi? Les moutons et les chèvres remontaient vers l'amont du torrent, à la recherche de plantes fraîches. Les mouches et les moucherons arrivaient déjà, comme nés des feuilles d'euphorbe, ils bourdonnaient autour des cheveux des enfants, ils piquaient l'arrière de leurs bras. Ou parfois, la brûlure d'un taon qui se posait légèrement sur leurs épaules. Alors il fallait se rhabiller, enfiler la tunique de laine qui collait à la peau mouillée. Quand le soleil était à la moitié de sa montée au zénith, l'aîné des garçons sortait les provisions de la besace en cuir : le pain sec et lourd, les dattes et les figues séchées, le fromage salé, l'outre en peau de chèvre pleine de beurre rance. Ils mangeaient vite, chacun tourné de son côté, sans rien dire. Le soleil brûlait fort, raccourcissait les ombres. Le visage des garçons était presque noir, leurs yeux disparaissaient dans l'ombre des orbites. Quand le soir revenait, et que le soleil n'était plus très loin des collines, les garçons remontaient la pente de la montagne, en chassant les bêtes devant eux à coups de pierres. En haut, sur le plateau, ils cherchaient un nouveau creux pour dormir, à l'abri d'un arbre sec, ou sous le pan coupé d'un vieux rocher usé par le vent. Ils s'y lovaient, après avoir enlevé les silex et chassé les scorpions, et ils s'enveloppaient dans leurs bras, la tête appuyée contre l'épaule, tandis que la terre se refroidissait. Tayar se réveille avant le midi. Quand il ouvre les yeux, il voit d'un coup toute cette blancheur, le soleil qui étincelle sur les roches calcaires. Le ciel est d'un bleu très pâle, presque blanc. La lumière fait mal au fond de ses yeux, elle brise. Tayar sent les larmes couler sur ses joues. Avec effort, il défait le noeud de ses bras autour de son corps, il étend ses jambes. Le vent souffle toujours dans la même direction, en sifflant dans les branches de l'arbre sec. Tayar se lève, titube. Il fait quelques pas, s'accroupit pour uriner. Comme il n'a pas bu depuis la veille, l'urine est sombre, puante. Tayar cherche autour de lui, pour deviner s'il y a de l'eau quelque part. Comme autrefois, ses narines se dilatent pour capter l'odeur de l'eau. Il n'y a pas d'ombres, pas même un bosquet de plantes ni une crevasse. Le plateau calcaire est aride et sec, balayé par le vent et par la lumière. Tayar recommence à marcher. Il va droit devant lui. La lumière est dure comme la pierre, comme le ciel. Mais après tous ces jours enfermés dans la prison, après l'ombre de la cellule, les couloirs humides et puants, où l'air vibre sourdement dans la lueur des barres de néon, après tous les bruits de pas, les voix, les claquements de porte qui résonnent toujours trois fois, comme ceci : pan! pan-pan! Tayar aime cette dureté, ce silence de vent et de pierre, ce ciel immense et sans nuages où brûle un seul soleil. La faim, la soif, la fatigue l'ont lavé de tout cela. Il sent les souvenirs de la prison qui s'en vont de lui. Peut-être qu'il aurait dû venir ici, tout de suite. Là-bas, en bas, dans la brume grise de la ville, il y a la peur, la haine, le dégoût. Tayar pense à Mariem qui s'est cachée dans une chambre d'hôtel, parce qu'elle croit qu'il va venir, pour se venger, pour la tuer avec son couteau à cran d'arrêt. Elle sait maintenant qu'il s'est échappé, on a dû le lui dire. Ce sont des flics qui ont dû lui trouver cette chambre, dans un hôtel moche des alentours de la gare, parce qu'ils pensent aussi qu'il va chercher à se venger, ils ont tendu leur piège. Oui, c'est cela, ils ont préparé la souricière, ils attendent quelque part, dans la rue, embusqués dans une camionnette. Ou bien au bar en face de la gare, ils boivent des cafés et des demis, en l'attendant. Tayar a envie de rire quand il pense aux flics embusqués à l'attendre. L'air est froid ici, malgré le soleil qui éblouit. Lentement, pour ménager ses forces, Tayar monte vers le haut du plateau calcaire, vers l'espèce de falaise verticale qui fait comme une grande marche d'escalier. Les buissons épineux griffent ses jambes, déchirent la toile du pantalon gris. Bien qu'il n'y ait personne, Tayar fait attention à ne pas laisser de traces, à ne pas briser les branches des arbustes, à ne pas déplacer les petits cailloux sur la terre sèche. Instinctivement, il retrouve les gestes anciens, ceux qu'il avait oubliés en venant dans la ville, un peu penché en avant pour ne pas donner prise au vent, ni au regard, les bras serrés le long du corps, respirant par le nez pour ne pas dessécher la gorge, prêt à se tapir dans un trou du sol. Au fur et à mesure qu'il approche de la falaise rocheuse, son instinct l'avertit qu'il y a de l'eau, quelque part, au sommet. Il ne la voit pas, il ne l'entend pas, mais il la sent avec l'intérieur de son corps, comme un souvenir. Avec peine, il escalade la paroi rocheuse, et les cailloux qui s'éboulent font un bruit qui résonne dans tout le paysage de pierre. Tayar s'immobilise, recroquevillé contre les rochers, il attend que le silence revienne. Là-haut, il y a encore davantage de lumière. Plus rien ne le sépare du ciel. L'étendue du plateau calcaire est immense, le ciel bleu pâle à l'horizon, sombre comme la nuit au zénith. Le vent fait trembloter les broussailles, agite les feuilles calcinées des arbustes. La terre entre les cailloux est grise, blanche, couleur de salpêtre. Ici, malgré le soleil, Tayar sent le froid de l'espace, le vent. C'est un vent âpre et desséchant qui souffle avec force, venu du fond de l'atmosphère. Pour se reposer, Tayar s'allonge sur la terre, il regarde le ciel. Il ne sait plus ce qu'il doit faire, où aller. Il ne sait même plus pourquoi il est venu ici, quand il fuyait la grande ville dont il connaît chaque rue. Il pense un bref instant à Mariem, il voit son visage, son corps, ses jambes qui marchent, ses cheveux jaunes qui brillent. Mais l'image s'efface tout de suite, le ciel et le vent la font disparaître. Tayar sent chaque muscle de son corps qui souffre. Il y a aussi cette douleur au fond de sa poitrine, une brûlure précise, qui lance des ondes comme la fièvre. Tayar se retourne sur le ventre, il regarde la terre et les broussailles, autour de lui. Il y a des moucherons plats qui volent près des touffes d'euphorbe. Une abeille aussi, que le vent emporte. Puis une grande fourmi noire, qui court sur la terre poudreuse. Tayar la regarde avec attention, comme si elle était le dernier être vivant près de lui. La fourmi court vers son visage, puis elle l'aperçoit, hésite, repart en sens inverse. Tayar est content de la voir. Il se roule sur le côté pour mieux la regarder s'en aller. Tout d'un coup, il voit autre chose. Il est avec son oncle Raïs, sur la montagne du Chélia, du côté du soleil couchant. Il y a si longtemps de cela que Tayar ne sait plus pourquoi ils sont là, tous les deux, couchés dans la pierraille, immobiles, retenant leur souffle et guettant. Ils ont marché longtemps à travers les broussailles, car les habits de l'oncle Raïs sont déchirés et couverts de poussière, et Tayar a les pieds ensanglantés. Ils ont marché pendant des jours, ils fuient un danger que le jeune garçon ne comprend pas. Tayar sait qu'il ne doit pas parler. Le soleil brûle sa nuque et son dos, mais le vent est froid, il agite les brins d'herbe et les feuilles des arbustes. Il faut se taire, il faut être muet comme les pierres de la montagne, silencieux comme les lièvres. Tous deux, l'oncle Raïs et l'enfant, regardent intensément quelques points noirs bizarres qui avancent en bas de la montagne, le long du lit de l'oued : des hommes. Ce sont les soldats qui viennent du poste de Lambessa, qui patrouillent à la recherche de fugitifs. Ils sont si loin qu'on ne voit pas leurs visages. Seulement la tache vert sombre de leurs uniformes, et leurs fusils-mitrailleurs. Ils avancent lentement au fond de la vallée, sans s'arrêter, sans regarder en l'air. Est-ce qu'ils ont peur, eux-aussi? Tayar voudrait poser la question à son oncle, mais il n'ose pas parler, même en chuchotant. La peur est partout ici, sur la montagne. Elle est dans chaque pierre blanche, dans chaque touffe d'euphorbe, dans chaque buisson d'épines, elle est dans le lit de l'oued où progressent comme des fourmis les soldats sombres. Elle est dans les collines lointaines, couleur d'ombre violette, elle est dans le ciel sans fin, pareille à un oiseau de proie qui rôde. Cela fait un silence terrible, un silence que rien ne peut rompre, qui entre dans le corps, et glace le coeur. Tayar perçoit ce silence, tandis qu'il reste allongé sur le plateau calcaire. Peut-être que les soldats vont venir, maintenant, cherchant sa piste dans les plaques de sable, cherchant les branches brisées, les pierres bougées, les petits éboulis. A la tête de la colonne de soldats, il y a un grand chien. Tayar n'en a jamais vu d'aussi grand. Il le voit distinctement, qui tire sur sa laisse, attaché à la main du soldat. Lui aussi, il cherche, en flairant les pierres du ravin. Parfois, il s'arrête, le nez en l'air, comme s'il avait senti quelque chose, et Tayar pense qu'il va regarder dans leur direction, aboyer. Mais le grand chien repart, en courant un peu en zigzag, entraînant derrière lui les hommes qui doivent courir aussi et, malgré la peur, Tayar a envie de rire. C'est que la peur ne vient pas des hommes : elle existe toute seule, elle naît de la grande montagne, des pierres blanches, des buissons dont les feuilles tremblent dans le vent, du ciel vide où il y a toujours du soleil. Tayar frissonne, il secoue la tête avec violence, pour chasser l'image de la montagne. Avec peine, il se remet debout, il avance à nouveau sur le plateau calcaire. Sa respiration siffle dans ses poumons, il y a une sorte de voile rouge qui ondule au bas de ses yeux, tout près de la terre. Comme un lac de sang. C'est parce qu'il n'a rien bu ni mangé depuis longtemps. Tayar sait que s'il ne trouve pas un peu d'eau maintenant, il ne pourra plus marcher. Il scrute avec une attention fiévreuse le paysage blanc. La lumière du soleil de midi éclaire chaque pierre, chaque arbre, sans laisser d'ombre. Alors, devant lui, un peu en contrebas, il voit une tache plus sombre, celle que font des broussailles aux feuilles encore vertes, aux branches noires. Les broussailles font un cercle autour d'une dépression qu'on distingue à peine. C'est là que Tayar se dirige, en titubant. L'eau est là, sûrement, quelque part. L'instinct plus vieux que sa vie avertit Tayar qu'il va trouver l'eau, qu'elle l'attend. C'est une bouche sombre, ouverte à la surface des rochers. Malgré la sécheresse alentour, l'air semble humide ici, comme au fond d'une vallée. Il y a des arbustes tout autour de la bouche, comme une toison hérissée, inclinée par le vent. Tandis qu'il s'approche, Tayar voit que cette ouverture est très grande, pareille à un cratère. Dans le fond, il y a une borie en ruine et un abreuvoir plein d'eau. Tayar descend au fond de la doline, il ne voit qu'elle : la grande flaque noire qui renvoie la lumière du ciel, immobile comme un miroir. Il se penche sur l'eau, en tremblant de fatigue, et il boit longuement, sans même se servir de ses mains. Au fond de la doline, il n'y a pas de bruit. Rien que le vent qui passe en sifflant à travers les branches des buissons d'épines. Au-dessus, le ciel est clair, aveuglant. Tayar se couche au fond de la doline, sur l'herbe comme de la mousse. Le soleil brûle son visage et ses mains. Pour vaincre sa fatigue et sa solitude, Tayar chantonne un peu, du fond de sa gorge, comme il faisait, autrefois, quand il était replié en chien de fusil contre un rocher, sur les pentes du mont Chelia. Est-ce qu'il rêve? Il est seul, dans la grande montagne. Le soleil est brûlant, impitoyable. Il n'y a pas de nuages. Il n'y a pas de bruit. L'enfant attend, sans désespoir, couché sur la terre. Personne ne doit venir maintenant, plus personne. L'oncle Raïs est parti hier, ou avant-hier, peut-être. Il a laissé son sac et son outre en peau de chèvre, pour pouvoir marcher plus vite. Il a dit qu'il irait jusqu'à Lambessa, en passant par les ruines de Timgad, pour prendre des vivres et de l'argent, pour savoir les messages qu'on avait laissés pour lui, aussi. Il a dit qu'il fallait l'attendre, sans bouger. Ne pas bouger, Aazi, pour que les chiens des soldats ne l'entendent pas. Ne pas bouger, ne pas se lever. Ne pas parler, ne pas appeler surtout, Aazi, mais attendre là, couché sur la terre, caché dans les rochers et les broussailles. Que faut-il faire? L'enfant tremble, malgré le soleil. Le ciel vide pèse lourd, la lumière aveugle et assoiffe. Il y a comme le signe de la peur, visible par instants, comme une aile d'épervier qui fait cligner le soleil. Il y a le signe de la mort. C'est un signe qu'on voit quand on ferme les yeux, une marque terrible. Le silence est sans fin. L'enfant ne peut pas se lever, ne peut pas appeler, il ne le faut pas. Les soldats sont comme les insectes : ils ne sont pas là, puis, tout d'un coup, ils sont là, sans qu'on ait pu comprendre d'où ils étaient sortis. Les soldats marchent le long des fêlures de la terre, comme les fourmis. D'où viennent-ils? Que veulent-ils, que cherchent-ils? Tayar cache sa tête entre ses bras, couché sur la terre qui le brûle. La fièvre bat dans ses tempes, ou bien est-ce le soleil de midi? Il y a si longtemps que le jour brûle, sans s'éteindre, comme s'il ne devait jamais plus y avoir de nuit. La soif est très grande, elle est pareille à un frisson qui court sur la peau. Lentement, l'enfant se tourne, il tend la main vers l'outre vide. La peau de chèvre est sèche, plissée comme une mamelle morte. En bas, dans le ravin brûlé, court l'eau légère de l'oued. Tayar l'entend distinctement, elle chante clair comme un oiseau, elle est belle et pure. D'entendre son bruit le rafraîchit, lui rend un peu de ses forces. Mais il ne faut pas bouger, pas se lever. Ce n'est pas le bruit de l'eau qu'il entend, Aazi. C'est le piège d'un soldat. Il a fabriqué un appeau avec un petit bout de sureau, et il chante le bruit de l'eau pour attirer ceux qu'il veut tuer. Si Tayar descend du haut de la montagne, s'il s'approche de l'oued pour boire, le grand chien va se précipiter sur lui en hurlant, et les soldats seront là, derrière lui, pendant que le chien le dévorera. Le soleil est descendu vers l'horizon, maintenant, et Tayar recommence à marcher. D'avoir dormi au fond de la doline lui a fait du bien. Avant de quitter la doline, il a bu à nouveau quelques gorgées à l'abreuvoir. L'eau froide lui a paru lourde, âpre, au goût de métal, mais elle lui a donné des forces nouvelles. Tayar marche dans la direction du soleil, ébloui, trébuchant sur les pierres. Il suit un chemin ancien qui traverse le plateau calcaire, puis il arrive devant un grand ravin qui est déjà dans l'ombre. De l'autre côté, il y a la pente abrupte qui mène à Calern, à droite les sommets chaotiques du Cheiron, à gauche, au fond du vallon, les fermes de Saint-Lambert, à peine visibles dans l'ombre couleur de fumée qui emplit les creux. Le silence, toujours, comme une menace. Le vent froid souffle avec plus de force, comme s'il venait de la nuit proche. Peut-être même qu'il y a des chiens qui aboient, dans les fermes de la vallée, et Tayar pense que c'est contre lui qu'ils aboient, comme autrefois. Mais le silence se referme, éteint les bruits de la vie. Il n'y a plus que les bruits des choses, à peine, les pierres qui craquent, les arbustes qui sifflent dans le vent. La lumière décroît quand Tayar quitte le bord du ravin pour retourner en arrière. Il y a longtemps qu'il n'a pas mangé, et il n'a plus de forces pour gravir les éboulis. Il doit s'asseoir, accroché aux rochers, le coeur battant très fort. Chaque fois qu'il s'arrête, il s'assoit sur ses talons, comme autrefois, dans les pentes du mont Chelia. Il écoute tant qu'il peut, guettant le moindre bruit. C'est le bruit des pas de son oncle qu'il attend, peut-être, ou le bruit de sa voix, un peu rauque et étouffée, quand il l'appelle en arrivant : «Aazi ... Aazi!» Mais ce n'est pas son oncle. C'est sa soeur Horriya, et il aime bien son nom toujours, parce qu'il veut dire : liberté. Elle vient à lui, il la voit dans l'air trouble du soir. Elle vient à sa rencontre, enveloppée dans son voile noir. Quand elle n'est plus qu'à quelques pas de lui, elle écarte son voile et son visage apparaît, si beau, lisse comme du cuivre. Elle ne se cache pas. Elle n'a peur de personne. Elle s'arrête devant Tayar, elle écarte encore son voile, et dans le creux de son bras droit, il y a un pain noir et une outre de lait aigre. Elle s'agenouille à côté de Tayar, elle touche son front avec sa main fraîche, et tout de suite la brûlure du soleil s'atténue, comme si un nuage passait. Elle aide l'enfant à s'asseoir, elle soutient sa nuque tandis qu'il boit le lait aigre. Puis il vomit, parce qu'il y a trop longtemps qu'il n'a mangé ni bu. Horriya essuie sa bouche avec son voile, sans rien dire, et il boit à nouveau. Le lait aigre et doux lui donne tellement de forces qu'il se met à trembler. Elle lui donne du pain par petits morceaux, comme à un bébé. Elle dit quelques mots, de sa voix tranquille, mais son visage est triste. Tayar comprend tout à coup que son oncle Raïs est mort. Les soldats l'ont tué près des ruines. Mais il est si fatigué que cela lui est égal, et il ne pose pas de questions. Mais le soleil est encore plus vide, plus grand, plus blanc. Le soleil est descendu sur la ligne des montagnes, à l'horizon. Tayar sait que lorsqu'il aura disparu de l'autre côté de la montagne de Thiey et de l'Audibergue, la nuit tombera d'un seul coup. Il se hâte pour retrouver l'abri de la doline. Mais il a perdu le chemin. Il avance au hasard sur l'étendue des pierres blanches et noires, sous le ciel jaune pâle. Les arbustes sont rares. Il y a de longs murs de pierres sèches qui vont jusqu'à l'autre bout du plateau, sans raison. Tayar les suit avec peine. La soif et la faim sont des douleurs lancinantes. Elles jaillissent des pierres tranchantes, du ciel, des arbustes. Tayar s'assoit un instant sur ses talons, pour se reposer, et ses mains touchent les cailloux déjà froids. Maintenant, il se souvient. C'est son oncle Raïs qui le lui a dit la première fois, mais il le savait déjà, comme si c'était quelque chose qu'il avait appris le jour de sa naissance. Avec hâte, il cherche parmi les pierres, jusqu'à ce qu'il trouve une grande pierre triangulaire. C'est celle-là, celle qu'il a entendu nommer autrefois, la «pierre de la faim». Son oncle Raïs lui en parlait, il se souvient, il lui montrait la pierre et il riait, et il savait que ça n'était pas une pierre comme les autres. C'était une pierre qui avait un secret, un esprit, quand on la rencontrait sur son chemin. Tayar défait les boutons de sa chemise-veste réglementaire, et il appuie la pointe de la pierre sur sa peau, là où palpite le noeud de la douleur, tout près de son coeur. Le froid de la pierre le fait tressaillir, mais il serre très fort la pierre entre ses bras, et il appuie. La pointe de la pierre entre dans sa chair. Il sert la pierre si fort qu'il gémit de douleur. Mais ses bras ne s'occupent pas de la douleur. La pierre est tellement serrée contre son diaphragme que Tayar peine à respirer. il se lève, plié en deux, alourdi, et il recommence à marcher sur le plateau calcaire. Maintenant, la pierre l'aide, elle lui donne sa force froide, elle efface la faim et la douleur. Quand la nuit commence à tomber, Tayar aperçoit la doline. Au fond, il voit la borie, pareille à un igloo de pierre. Plus loin, il y a l'arête rocheuse des montagnes, et peut-être, plongée dans la nuit déjà, marquée d'étoiles lointaines qui scintillent au fond de l'ombre, la vallée du Loup. Les bords de la doline sont encore dans la lumière douce du crépuscule. Tayar s'approche de la borie, il regarde la porte basse qui s'ouvre sur l'ombre. Il hésite, parce que cela ressemble à un tombeau de magicien. Ses mains tremblent quand il se penche pour entrer à l'intérieur de la hutte de pierre. Le sol de terre battue est propre, avec les traces d'un feu ancien, dont il ne reste que quelques cendres. Tayar s'assoit à l'entrée de la borie, penché en avant à cause de la pierre de la faim. Fébrilement, il regroupe quelques bouts de bois, des brindilles, des feuilles, pour faire du feu. Puis il se souvient qu'il n'a plus d'allumettes. On les lui a enlevées quand il est entré en prison. De toute façon peut-être que le bois était trop humide, à l'intérieur de la borie, et peut-être qu'il ne sait plus comment on fait du feu. Autrefois, dans les cachettes du mont Chelia, son frère rapportait des branchages, des lichens pareils à des cheveux, et il s'accroupissait sur ses talons pour faire le feu. C'est au fond d'une vallée, non loin des ruines de Timgad. Les bêtes sont en rond autour d'un arbre sec, comme si c'était lui qui était leur véritable maître et non les enfants en haillons qui les ont poursuivies à coups de pierres toute la journée. La nuit noire est arrivée, pleine d'étoiles. On entend le bruit strident des insectes. Le vent froid souffle, comme ici, et c'est à cause de lui que les bêtes se sont rassemblées contre l'écorce du vieil arbre foudroyé. Quand la flamme jaillit entre les doigts habiles de l'enfant, vibrante, joyeuse, pareille à un animal sauvage, Tayar regarde de toutes ses forces. Il est heureux, d'un bonheur si intense, qu'il ne peut plus bouger, ni parler. Il peut seulement regarder, de toutes ses forces, s'enivrer de la vue du feu. Son frère rit, parle fort. Il jette aux flammes de grosses branches de chêne vert qui éclatent en faisant des nuées d'étincelles dans la nuit. «Viens, Aazi, dit-il, aide-moi». Alors, lui aussi il donne à manger au feu, des brindilles, des herbes sèches, des racines encore couvertes de terre rouge, tout ce qui lui tombe sous la main. Le feu est vorace, il dévore tout très vite, il crache sa fumée qui vacille dans la lumière. Les insectes viennent mourir dans le feu, les longues fourmis volantes qui zèbrent l'air et grillent dans les flammes. Tayar regarde le visage de son frère. Il est brun rouge, couleur de feu aussi, et ses cheveux bouclés ont des reflets de cuivre. Ses yeux surtout sont comme le feu, comme s'il y avait au fond des étincelles qui brillaient dans la nuit. Il court et il danse autour du feu, il lui parle comme si c'était une bête vraiment, il crie de temps en temps de drôles de cris gutturaux : «Naoh! Narr! ». Ou bien des injures, parce qu'il s'est brûlé en jetant une branche trop près de la flamme. Puis, quand le feu est grand et fort, qu'il a dévoré toute la provision de branches, les deux enfants s'asseyent devant lui, du côté où ne vient pas la fumée, et ils le regardent mourir lentement, tandis que le froid de la nuit revient peu à peu, dans leur dos, dans leurs cheveux, dans la terre entre leurs doigts. Tayar rêve du feu, les yeux ouverts sur la nuit. Au fond de la doline, à l'abri du vent, il ne voit que les bords du cratère découpant le ciel clair. Tayar se sent loin des hommes. Il y a si longtemps qu'il n'a ressenti une telle solitude que c'est un vertige. Lentement, sans lâcher la pierre de la faim, Tayar quitte la borie, et il marche jusqu'au centre de la doline. Il avance à quatre pattes, comme un chien, la tête rejetée en arrière, pour voir le ciel plein d'étoiles. Le fond de la doline est tapissé d'herbe douce qui garde la chaleur du jour comme une toison de bête. Le vent passe au-dessus du cratère, de grandes rafales qui viennent du fond de l'espace. Il n'y a que le bruit des vagues, du vent, et le froid. Tayar reste longtemps recroquevillé, sans bouger, à regarder les étoiles. Il se souvient peu à peu de la place des étoiles, autrefois, il les reconnaît une à une, sans savoir leur nom, ni rien d'elles. Puis vient la lueur du lever de lune, vers l'est, une large tache blanche qui grandit dans le ciel. Il y a si longtemps de tout cela, que Tayar avait oublié comment c'était. Mais c'est plus fort que toute la vie, cela revient en lui, le vide, le purifie comme la faim et la soif. Tayar ne bouge pas, pour ne pas déplacer la pierre de la faim. Près de la borie en ruine, il y a l'abreuvoir pour les moutons. Tayar marche lentement jusqu'au bassin, il boit à nouveau l'eau noire, souillée de terre. Puis il retourne se coucher au fond de la borie. Ses yeux ne se ferment pas. Ils restent ouverts sur le cercle noir du cratère qui coupe le ciel. Tayar écoute le vent, comme s'il était sur un bateau en route vers l'inconnu. Quand le soleil est à nouveau dans le ciel sans nuages, Tayar s'assoit au bord du cratère. Il regarde la plaine de rochers qui s'étend jusqu'aux montagnes âpres. Partout, il y a les murs de pierre sèche. Les cratères des autres dolines font des taches sombres de loin en loin. Le silence est si grand, si lourd, que Tayar n'entend pas le garçon qui vient vers lui. C'est un enfant de douze ou treize ans, fort, avec la peau très brune, et des cheveux noirs emmêlés par le vent. Maintenant il est debout de l'autre côté de la doline, à contre-jour. Il est vêtu d'un anorak de skieur un peu grand pour lui. Il regarde Tayar, sans bouger, les mains dans les poches. Tayar le voit. Il veut se lever, mais le poids de la pierre serrée contre son estomac le fait retomber. Pendant quelques secondes, Tayar pense qu'il voudrait tuer le garçon qui le regarde. Mais ça n'est plus possible. Il met la main dans la poche de son pantalon, et il sent du bout des doigts le petit couteau à cran d'arrêt que Frank lui a donné, avant qu'il commence sa cavale. C'est un petit couteau avec un manche en plastique et une lame fine et aiguë, et quand il l'a pris, Tayar a pensé à Mariem. Maintenant il sait bien qu'il ne peut plus s'en servir. Il n'a plus de force. Le vent, le froid de la nuit, le silence et la faim lui ont enlevé tout désir de vengeance. Tayar regarde le jeune garçon qui lui ressemble, debout de l'autre côté de la doline. Il lui dit «Viens, viens!» avec la main. Le garçon le regarde un bon moment, sans bouger, puis il fait le tour du cratère, sans se presser, les mains dans les poches. Son visage est très brun, ses yeux noirs ont l'éclat du métal. Tayar le regarde approcher avec angoisse. Il y a si longtemps qu'il n'a pas vu un visage humain. Quand le garçon est à quelques pas de lui, il s'arrête. Il examine Tayar avec curiosité. Il fait celui qui n'a pas peur, les mains dans les poches, mais il est prêt à bondir en arrière à la moindre alerte. «Comment tu t'appelles?» dit Tayar. Il parle avec effort, à cause de la pierre de la faim qui appuie sur son diaphragme. Et puis il y a longtemps qu'il n'a plus parlé, et les mots sont desséchés dans sa gorge. Le garçon ne répond pas. Il dit seulement : «Vous êtes blessé?» «J'ai dormi ici, dit Tayar. Tu n'as rien à manger? J'ai faim.» Le garçon regarde la pierre que Tayar tient serrée contre son ventre. «Pourquoi vous avez ça?» «Ce n'est rien», dit Tayar. Il laisse tomber la pierre sur le sol, à côté de lui. «C'est un truc pour ne pas sentir la faim.» Le garçon ne dit plus rien. Il reste là à le regarder, en penchant un peu son corps de côté, et tout à coup Tayar a très peur du silence, il veut retenir l'enfant auprès de lui. Avec peine, il extirpe le petit couteau au manche de plastique de sa poche, et il le tend au garçon : «Écoute, je n'ai plus d'argent, mais je te donne le couteau. Apporte-moi à manger, j'ai très faim. Il y a plusieurs jours que je n'ai pas mangé.» Le garçon ne bouge pas, ne répond rien. La lumière du soleil découpe sa silhouette contre le ciel, et Tayar ne peut pas voir son visage. D'un seul coup, le garçon s'en va, il s'éloigne de la doline sans se retourner. Tayar crie, et sa voix s'éraille :«Où vas-tu? Ohé! Viens!» Le silence revient sur le plateau calcaire. Tayar sent le vertige, et il descend vers le fond de la doline. Peut-être que c'est la douleur qui revient dans son corps, maintenant qu'il a perdu la pierre de la faim. Tout le jour, Tayar guette le bord du cratère, là où le jeune garçon est apparu. Par instants, il croit voir sa silhouette immobile contre le ciel, avec son visage noirci et ses cheveux couleur d'herbe brillant à la lumière. C'est un enfant maigre, au visage grave, aux yeux sombres cachés par l'ombre des orbites. Ses lèvres minces sont serrées dans une expression de mutisme. Du fond de la doline, Tayar le regarde avec des yeux brûlants de fièvre. Il le connaît bien, il le reconnaît. L'enfant lui ressemble, il est tout à fait comme un reflet de lui-même. Il porte les mêmes habits, la longue tunique de laine effilochée autour du cou, qui flotte sur son corps maigre et dessine la forme de ses jambes. Il est pieds nus sur les pierres aiguës, et ses cheveux bougent dans le vent, noirs et brillants comme l'herbe. Quand il le reconnaît, Tayar sent une ivresse étrange, qui efface toute douleur. La faim cesse de le ronger, et sa poitrine respire librement, se gonfle d'un très long soupir. Tayar sait qu'il n'a pas besoin de parler, ni de bouger. Sans comprendre comment, il est debout sur le haut-plateau calcaire, il sent le vent puissant sur son visage. Il aperçoit l'autre versant, là où le chemin des chèvres descend en zigzag à travers les éboulis et les broussailles, jusqu'au lit de l'oued. C'est une immense ouverture dans la montagne, où vibre une lumière qui semble ne jamais devoir finir. Tayar est penché en avant, il regarde le vide de toutes ses forces. Les montagnes de grès rose et de quartz étincellent comme pour une aurore. Le ciel est bleu. Il n'y a pas de bruit, sauf le souffle du vent dans ses oreilles, le crissement du sable qui s'effrite. Rien ne bouge. Pas un oiseau, pas un animal terrestre. La lumière ouvre sa route jusqu'à l'horizon, et c'est sur elle que Tayar avance, glisse. Il se sépare de lui-même. Il touche à tous les points de la vallée, jusqu'à l'horizon. Il voit les pierres rouges des ruines de Timgad, pareilles à des termitières brisées, et les palmiers des oasis, là où flotte la fine vapeur de l'eau, plus légère qu'une fumée. Encore plus loin, la route de la lumière le guide jusqu'à la maison de boue, au bord de l'oued. Mais la maison est abandonnée. La porte de branchages du corral est jetée à terre; il n'y a plus de moutons ni de chèvres. Tayar regarde toute cette poussière avec une attention douloureuse, et chaque pierre, chaque parcelle des murs de boue, chaque branche morte réveille en lui une douleur ancienne. Le paysage de pierre autour de la maison s'est écarté à l'infini, le vent froid du désert passe sur le visage de l'homme immobile. Lentement, heure par heure, le soleil redescend vers l'horizon. La nuit qui vient est très noire d'abord, engloutissant le plateau calcaire dans son froid. En rampant, Tayar est remonté jusqu'au bord de la doline, non loin de la borie. Mais le vent glacé le repousse, et il glisse lentement jusqu'au fond du cratère, il se recroqueville dans l'herbe humide. Il pense encore à la route de lumière qu'il a aperçue, tout à l'heure, celle que lui a montrée le jeune garçon qui lui ressemble. Mais le froid a tout effacé. Viennent les étoiles, faiblement, puis de plus en plus brillantes. Jamais elles n'ont lui avec tant d'éclat. Tayar, la tête appuyée dans l'herbe, les regarde avec plaisir. Comme la nuit d'avant, il les reconnaît. Il retrouve leur place, leur dessin, jusqu'aux plus petites qui palpitent à peine, tout près de la terre. Cette nuit, il y a autre chose en elles, comme si elles portaient un message inconnu. Comme une musique, qui entre jusqu'au fond de lui et le trouble. Tayar regarde la route d'étoiles qui traverse le ciel noir, il écoute leur chant strident, léger, qui s'éparpille dans le vide. Le ciel contient tout, recouvre tout, et sous lui, le temps s'abolit en un vertige multiple. Sans cesse, apparaissent de nouvelles figures, de nouvelles étoiles. Tayar sait qu'il n'a plus de visage, plus de corps, mais qu'il est devenu un point immobile sur la terre froide, dans la nuit. Sans fermer les yeux, il se fige dans un sommeil glacé, qui ralentit son coeur et son souffle. Au-dessus de lui, les étoiles sont vivantes d'une vie intense, éclatante, elles entrecroisent dans la nuit leurs musiques stridentes, pareilles aux appels des insectes. A l'aube, l'humidité ruisselle sur le visage de Tayar. La première lumière l'éveille de son rêve, et il voit, indistinctement d'abord, puis de plus en plus clairement, la silhouette de l'enfant qui lui ressemble. Le jeune garçon est debout, en équilibre sur le bord du cratère, et la lumière du soleil fait paraître son visage plus sombre, presque noir. Ses cheveux ont la couleur de l'herbe brûlée. Immobile, l'enfant regarde. Tayar voudrait lui dire de venir, lui faire signe, comme hier, mais il ne peut plus bouger. Le froid de la nuit l'a rendu lourd comme la pierre. Seuls ses yeux peuvent regarder, appeler au secours. En quelques bonds, le garçon est descendu jusqu'à lui, au fond de la doline. De la poche de son anorak, il tire un morceau de pain, une orange et un couteau. Il les pose à côté de Tayar, sans rien dire. Quand il voit que Tayar ne peut plus bouger, il rompt un peu de pain et il met un morceau dans la bouche de l'homme. Puis il épluche l'orange, et il lui donne un quartier. Le jus coule dans la gorge de Tayar, et peu à peu les forces reviennent dans son corps. Il tremble en essayant de se redresser sur les coudes. Les premiers rayons du soleil éclairent les bords du cratère, les arbustes noirs qui tremblotent dans le vent. Tayar mange encore du pain, il suce les quartiers d'orange et recrache la peau. « Vous avez faim?» Tayar hoche la tête en mangeant. « Vous avez froid?» Le garçon enlève son anorak et il le pose sur le buste de Tayar, en passant les manches de chaque côté de son cou. «Vous êtes blessé?» demande de nouveau le garçon. Dans sa voix, il n'y a plus de peur, seulement de l'inquiétude. Tayar dit non en secouant la tête. Le jus de l'orange emplit sa bouche, réveille la vie dans son visage, dans ses entrailles. « Comment tu t'appelles?» Tayar essaie de parler, mais sa voix est si faible qu'il est le seul à l'entendre. Le garçon est penché sur lui, ses yeux brillent dans son visage sombre, avec une lueur mystérieuse qui semble venir de l'intérieur. Il ne parle pas, il regarde Tayar seulement, et la lumière de son regard lui donne des forces comme un aliment. Tayar ferme les yeux, un instant. Il oublie tout, à présent, la cellule aux murs tachés, l'odeur de moisi et d'urine, les bruits de pas qui résonnent dans les longs corridors, au-dessus de sa tête, et sous son lit, partout, les bruits durs des talons qui ne cessent pas de marcher dans les corridors. Cela s'efface, enfin, et aussi le bruit des barres de néon qui grésillent, les grincements des grilles, et le terrible bruit des portes qui résonnent toujours trois fois, comme ceci : pan! pan-pan! Bruit du coeur, bruit des portes, bruit des coups. Ici, cela s'efface, dans le soleil doux du matin, en haut du plateau calcaire, sous le regard brillant de l'enfant à genoux à côté de lui. Il ouvre les yeux, il voit la silhouette du garçon immobile, ses cheveux éclairés par le soleil comme de l'herbe. Il dit, faiblement, «Aazi ... » et il rit un peu, sans bruit, et sa main s'élève pour prendre la main du garçon. Lui, d'un bond se lève, reste un instant debout, en équilibre, les muscles bandés, prêt à s'enfuir. Tayar, redressé dans un effort qui fait jaillir la sueur sur son visage, qui brûle l'intérieur de sa poitrine, regarde l'enfant qui court sur le bord du cratère, léger comme un cabri. La silhouette reste un instant sur le tranchant du cratère, comme si l'enfant hésitait. Puis, d'un coup, sans que Tayar ait pu comprendre comment, il a disparu. Il ne reste plus que le ciel immense et vide, la lumière, le bruit du vent. A côté de lui, en tâtant, Tayar trouve les morceaux de pain, les peaux d'orange humides. Il essaie de prendre un morceau de pain, mais ses doigts n'ont pas de force, et le pain roule dans l'herbe à côté de lui. Malgré l'anorak sur sa poitrine, Tayar sent le froid qui vient en lui, qui l'occupe peu à peu. En rampant sur le ventre, Tayar essaie de remonter la pente de la doline. Cela dure si longtemps qu'il ne sait plus très bien ce qui s'est passé, avant. Ses yeux embués regardent fixement au-dessus de lui, les pierres aiguës et les branches des buissons d'épines, contre le ciel blanc. Par instants, le ciel semble se vider, comme si venait la nuit, une nuit terrible qui ne finirait plus. Ou bien un voile de sang couvre l'espace, fait briller les épines des buissons de lueurs meurtrières. Glissant sur le ventre comme un saurien, Tayar remonte lentement la pente du cratère. Les cailloux déchirent ses avant-bras et ses genoux, meurtrissent sa poitrine et son visage, mais il n'y prend pas garde. Il y a une dernière force en lui, parce qu'il veut voir. L'enfant a disparu , en laissant derrière lui une traînée de lumière. C'est elle que Tayar veut suivre, comme une route qui le conduit au paysage de pierre qu'il connaît bien, la vallée ouverte dans la montagne et qui va jusqu'au bout du monde. C'est un endroit qu'il n'a jamais quitté, en vérité. Lentement, Tayar se hisse au bord du cratère, là où il peut voir la route de lumière. Le plateau calcaire est solitaire sous le ciel bleu, le vent glacé siffle dans les buissons d'épines. Au loin, il y a les hautes montagnes, grises déjà, irréelles. Mû par la même force, Tayar continue d'avancer sur le plateau, loin de l'abri de la doline. Il suit la route de lumière que l'enfant a tracée à travers les broussailles, jusqu'au bord de la falaise. Les cailloux écorchent ses mains, déchirent ses vêtements, mais il ne sent rien. Il traîne son corps, marchant parfois à genoux, jusqu'à l'autre bout du plateau, là où il y a toute la lumière du soleil. Il se hâte, parce qu'il sait que la nuit va venir, bientôt, et qu'il ne supportera plus le froid qui va tomber sur la terre. Il faut qu'il atteigne le bord de la falaise avant que le soleil n'ait touché les montagnes, ou bien il sera trop tard. Il rampe sur le sol, et l'odeur des excréments des moutons se mêle à l'odeur des herbes, à la senteur de la fumée qui vient des fermes au creux des vallées. Mais le soleil va vite, il descend vers la terre comme un vaisseau éblouissant. La lumière heurte le front de Tayar, freine sa progression. Il ferme les yeux, aveuglé. Mais déjà il est au bord de la falaise. Quand il regarde, il sent un vertige s'emparer de lui. Il est là, couché comme autrefois, à plat ventre dans la pierraille, retenant son souffle. Dans un murmure, la voix de son oncle dit, peut-être, « Ne bouge pas, Aazi, ne parle pas ...» Le soleil brûle et éblouit, mais Tayar voit enfin ce qu'il cherchait, l'immense vallée qui va jusqu'à l'autre bout du monde, là où chaque caillou, chaque plante, chaque buisson d'épines brille d'un éclat qui n'existe nulle part ailleurs, car la lumière vient d'eux et non du ciel. Tayar sent le bonheur en lui, tandis qu'il contemple la vallée sans ombre. Ses yeux se mouillent de larmes, et pour la première fois depuis des jours, il ne sent plus la faim, ni le froid. La brûlure au centre de sa poitrine rayonne tel un soleil. Le silence est grand sur la vallée. Il n'y a pas d'oiseau qui plane, il n'y a pas d'ombre, ni de peur. «Ne fais pas de bruit, Aazi, regarde ...» Le soleil brûle sa nuque, ses épaules, à travers ses vêtements déchirés. Il a laissé l'outre en peau de chèvre dans les rochers, et la besace, pour pouvoir marcher plus vite. Il doit aller loin, avant la nuit, sur les pentes du mont Chelia, jusqu'à la grotte où l'attendent son frère et sa soeur Horriya. Il n'y a plus rien d'autre, plus personne d'autre au monde. La grande vallée ouverte conduit jusqu'à l'autre bout de la terre, plus loin que Timgad, plus loin que Lambessa. L'enfant est revenu, pour lui ouvrir le chemin, pour laisser son signal de lumière. Maintenant, il n'y a plus qu'à regarder, à se laisser glisser sur la route étincelante. Tayar ne voit plus le soleil qui descend vers les montagnes, ni l'ombre qui noie la vallée. La tête appuyée sur la terre, les cheveux balayés par le vent, il est immobile, comme s'il dormait. Pourtant, ses yeux sont ouverts et la sclérotique brille dans la lumière. Il respire lentement, en faisant de grands efforts. Alors il ne voit pas les hommes qui avancent sur le chemin, entre les murs de pierre sèche. Ils ont des uniformes, et l'un d'eux tient en laisse un grand chien fauve qui flaire les pierres et s'arrête parfois. Les hommes savent où ils vont, guidés par un jeune garçon qui marche devant eux en silence. Ils avancent sur le plateau calcaire, vers la doline déjà prise par l'ombre. Ils ne se parlent pas, ils se hâtent et le bruit de leurs bottes dérange un instant le silence de la terre.