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Corpus "LeClezio-GS"

Author: J.M.G. Le Clézio
Title: La ronde et autres faits divers
Publisher: Gallimard (1982), ISBN 9782070382378
Chapter "L'échappé"

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A côté de lui, en tâtant, Tayar trouve les morceaux de pain, les peaux d'orange humides.
A coups de talons, Tayar fait rouler les cailloux pointus, il creuse un peu la pierraille.
A la tête de la colonne de soldats, il y a un grand chien.
A l'aube, l'humidité ruisselle sur le visage de Tayar.
A l'est, du côté d'où il vient, il y a une tache qui grandit dans le ciel, une lueur pâle et jaune qui fait apparaître l'horizon, les roches aiguës, les branches des arbres nains.
Alors il fallait se rhabiller, enfiler la tunique de laine qui collait à la peau mouillée.
Alors il ne voit pas les hommes qui avancent sur le chemin, entre les murs de pierre sèche.
Alors Tayar se réveillait à son tour, sans savoir pourquoi, peut-être simplement parce que son frère le regardait en silence, et que ça faisait comme un doigt appuyé sur sa poitrine.
Alors, devant lui, un peu en contrebas, il voit une tache plus sombre, celle que font des broussailles aux feuilles encore vertes, aux branches noires.
Alors, lui aussi il donne à manger au feu, des brindilles, des herbes sèches, des racines encore couvertes de terre rouge, tout ce qui lui tombe sous la main.
Alors, malgré la nuit qui cache encore la moitié des choses, il trouve l'abri qu'il cherche, l'épaule d'un roc usé par le vent, et les branches maigres d'un arbuste recourbé.
Au fond de la doline, à l'abri du vent, il ne voit que les bords du cratère découpant le ciel clair.
Au fond de la doline, il n'y a pas de bruit.
Au fond, il voit la borie, pareille à un igloo de pierre.
Au fur et à mesure qu'il approche de la falaise rocheuse, son instinct l'avertit qu'il y a de l'eau, quelque part, au sommet.
Au loin, il y a les hautes montagnes, grises déjà, irréelles.
Autrefois, dans les cachettes du mont Chelia, son frère rapportait des branchages, des lichens pareils à des cheveux, et il s'accroupissait sur ses talons pour faire le feu.
Au-dessus de lui, les étoiles sont vivantes d'une vie intense, éclatante, elles entrecroisent dans la nuit leurs musiques stridentes, pareilles aux appels des insectes.
Au-dessus, le ciel est clair, aveuglant.
Avant de quitter la doline, il a bu à nouveau quelques gorgées à l'abreuvoir.
Avec effort, il défait le noeud de ses bras autour de son corps, il étend ses jambes.
Avec hâte, il cherche parmi les pierres, jusqu'à ce qu'il trouve une grande pierre triangulaire.
Avec peine, il escalade la paroi rocheuse, et les cailloux qui s'éboulent font un bruit qui résonne dans tout le paysage de pierre.
Avec peine, il extirpe le petit couteau au manche de plastique de sa poche, et il le tend au garçon : «Écoute, je n'ai plus d'argent, mais je te donne le couteau. Apporte-moi à manger, j'ai très faim. Il y a plusieurs jours que je n'ai pas mangé.»
Avec peine, il se remet debout, il avance à nouveau sur le plateau calcaire.
Bien qu'il n'y ait personne, Tayar fait attention à ne pas laisser de traces, à ne pas briser les branches des arbustes, à ne pas déplacer les petits cailloux sur la terre sèche.
Blanche, légère, elle bondissait sur les cailloux lisses, elle descendait vers la vallée, au milieu des touffes d'euphorbe et des acacias maigres.
Bruit du coeur, bruit des portes, bruit des coups.
Ce n'est pas le bruit de l'eau qu'il entend, Aazi.
Ce sont des flics qui ont dû lui trouver cette chambre, dans un hôtel moche des alentours de la gare, parce qu'ils pensent aussi qu'il va chercher à se venger, ils ont tendu leur piège.
Ce sont les soldats qui viennent du poste de Lambessa, qui patrouillent à la recherche de fugitifs.
Cela dure si longtemps qu'il ne sait plus très bien ce qui s'est passé, avant.
Cela fait un silence terrible, un silence que rien ne peut rompre, qui entre dans le corps, et glace le coeur.
Cela s'efface, enfin, et aussi le bruit des barres de néon qui grésillent, les grincements des grilles, et le terrible bruit des portes qui résonnent toujours trois fois, comme ceci : pan! pan-pan!
Cette nuit, il y a autre chose en elles, comme si elles portaient un message inconnu.
Chaque fois qu'il s'arrête, il s'assoit sur ses talons, comme autrefois, dans les pentes du mont Chelia.
Comme autrefois, ses narines se dilatent pour capter l'odeur de l'eau.
Comme il n'a pas bu depuis la veille, l'urine est sombre, puante.
Comme la nuit d'avant, il les reconnaît.
Comme un lac de sang.
Comme une musique, qui entre jusqu'au fond de lui et le trouble.
C'est au fond d'une vallée, non loin des ruines de Timgad.
C'est celle-là, celle qu'il a entendu nommer autrefois, la «pierre de la faim».
C'est comme cela qu'il faisait autrefois, avec son frère et son oncle Raïs, quand ils devaient dormir au-dehors en hiver.
C'est elle que Tayar veut suivre, comme une route qui le conduit au paysage de pierre qu'il connaît bien, la vallée ouverte dans la montagne et qui va jusqu'au bout du monde.
C'est là que Tayar se dirige, en titubant.
C'est le bruit des pas de son oncle qu'il attend, peut-être, ou le bruit de sa voix, un peu rauque et étouffée, quand il l'appelle en arrivant : «Aazi ... Aazi!»
C'est le même que de l'autre côté de la mer, le même; des roches, des buissons d'épines, des crevasses, des éboulis.
C'est le piège d'un soldat.
C'est parce qu'il n'a rien bu ni mangé depuis longtemps.
C'est que la peur ne vient pas des hommes : elle existe toute seule, elle naît de la grande montagne, des pierres blanches, des buissons dont les feuilles tremblent dans le vent, du ciel vide où il y a toujours du soleil.
C'est sa soeur Horriya, et il aime bien son nom toujours, parce qu'il veut dire : liberté.
C'est son oncle Raïs qui le lui a dit la première fois, mais il le savait déjà, comme si c'était quelque chose qu'il avait appris le jour de sa naissance.
C'est un endroit qu'il n'a jamais quitté, en vérité.
C'est un enfant de douze ou treize ans, fort, avec la peau très brune, et des cheveux noirs emmêlés par le vent.
C'est un enfant maigre, au visage grave, aux yeux sombres cachés par l'ombre des orbites.
C'est un petit couteau avec un manche en plastique et une lame fine et aiguë, et quand il l'a pris, Tayar a pensé à Mariem.
C'est un signe qu'on voit quand on ferme les yeux, une marque terrible.
C'est un vent âpre et desséchant qui souffle avec force, venu du fond de l'atmosphère.
C'est un vide qui oppresse ses tympans, qui serre la tête.
C'est une bouche sombre, ouverte à la surface des rochers.
C'est une immense ouverture dans la montagne, où vibre une lumière qui semble ne jamais devoir finir.
C'étaient des cailles du désert, furtives et insaisissables comme des mouches.
C'était une pierre qui avait un secret, un esprit, quand on la rencontrait sur son chemin.
Dans le fond, il y a une borie en ruine et un abreuvoir plein d'eau.
Dans sa voix, il n'y a plus de peur, seulement de l'inquiétude.
Dans un creux de terrain, il s'accroupit pour uriner.
Dans un murmure, la voix de son oncle dit, peut-être, « Ne bouge pas, Aazi, ne parle pas ...»
De la poche de son anorak, il tire un morceau de pain, une orange et un couteau.
De l'autre côté, il y a la pente abrupte qui mène à Calern, à droite les sommets chaotiques du Cheiron, à gauche, au fond du vallon, les fermes de Saint-Lambert, à peine visibles dans l'ombre couleur de fumée qui emplit les creux.
De toute façon peut-être que le bois était trop humide, à l'intérieur de la borie, et peut-être qu'il ne sait plus comment on fait du feu.
Du fond de la doline, Tayar le regarde avec des yeux brûlants de fièvre.
D'avoir dormi au fond de la doline lui a fait du bien.
D'entendre son bruit le rafraîchit, lui rend un peu de ses forces.
D'où viennent-ils?
D'un seul coup, le garçon s'en va, il s'éloigne de la doline sans se retourner.
Elle aide l'enfant à s'asseoir, elle soutient sa nuque tandis qu'il boit le lait aigre.
Elle dit quelques mots, de sa voix tranquille, mais son visage est triste.
Elle est dans chaque pierre blanche, dans chaque touffe d'euphorbe, dans chaque buisson d'épines, elle est dans le lit de l'oued où progressent comme des fourmis les soldats sombres.
Elle est dans les collines lointaines, couleur d'ombre violette, elle est dans le ciel sans fin, pareille à un oiseau de proie qui rôde.
Elle lui donne du pain par petits morceaux, comme à un bébé.
Elle ne se cache pas.
Elle n'a peur de personne.
Elle sait maintenant qu'il s'est échappé, on a dû le lui dire.
Elle s'agenouille à côté de Tayar, elle touche son front avec sa main fraîche, et tout de suite la brûlure du soleil s'atténue, comme si un nuage passait.
Elle s'arrête devant Tayar, elle écarte encore son voile, et dans le creux de son bras droit, il y a un pain noir et une outre de lait aigre.
Elle vient à lui, il la voit dans l'air trouble du soir.
Elle vient à sa rencontre, enveloppée dans son voile noir.
Elles jaillissent des pierres tranchantes, du ciel, des arbustes.
En bas, dans le ravin brûlé, court l'eau légère de l'oued.
En haut, sur le plateau, ils cherchaient un nouveau creux pour dormir, à l'abri d'un arbre sec, ou sous le pan coupé d'un vieux rocher usé par le vent.
En quelques bonds, le garçon est descendu jusqu'à lui, au fond de la doline.
En rampant sur le ventre, Tayar essaie de remonter la pente de la doline.
En rampant, Tayar est remonté jusqu'au bord de la doline, non loin de la borie.
Encore plus loin, la route de la lumière le guide jusqu'à la maison de boue, au bord de l'oued.
Est-ce qu'il rêve?
Est-ce qu'ils ont peur, eux-aussi?
Et puis il y a longtemps qu'il n'a plus parlé, et les mots sont desséchés dans sa gorge.
Fébrilement, il regroupe quelques bouts de bois, des brindilles, des feuilles, pour faire du feu.
Glissant sur le ventre comme un saurien, Tayar remonte lentement la pente du cratère.
Horriya essuie sa bouche avec son voile, sans rien dire, et il boit à nouveau.
Ici, cela s'efface, dans le soleil doux du matin, en haut du plateau calcaire, sous le regard brillant de l'enfant à genoux à côté de lui.
Ici, malgré le soleil, Tayar sent le froid de l'espace, le vent.
Il a dit qu'il fallait l'attendre, sans bouger.
Il a dit qu'il irait jusqu'à Lambessa, en passant par les ruines de Timgad, pour prendre des vivres et de l'argent, pour savoir les messages qu'on avait laissés pour lui, aussi.
Il a fabriqué un appeau avec un petit bout de sureau, et il chante le bruit de l'eau pour attirer ceux qu'il veut tuer.
Il a laissé l'outre en peau de chèvre dans les rochers, et la besace, pour pouvoir marcher plus vite.
Il a laissé son sac et son outre en peau de chèvre, pour pouvoir marcher plus vite.
Il a marché toute la nuit, ne s'arrêtant qu'une fois, dans un café de routiers au bord de la nationale, juste le temps de boire une tasse de café âcre qui lui a brûlé la gorge.
Il aperçoit l'autre versant, là où le chemin des chèvres descend en zigzag à travers les éboulis et les broussailles, jusqu'au lit de l'oued.
Il avance à quatre pattes, comme un chien, la tête rejetée en arrière, pour voir le ciel plein d'étoiles.
Il avance au hasard sur l'étendue des pierres blanches et noires, sous le ciel jaune pâle.
Il cherche des yeux un coin de terre, un abri, pour dormir.
Il connaît bien ce paysage, sans y être jamais venu.
Il court et il danse autour du feu, il lui parle comme si c'était une bête vraiment, il crie de temps en temps de drôles de cris gutturaux : «Naoh! Narr! ».
Il disait doucement, comme un murmure : «Aazi», et ensemble ils couraient, pieds nus, ils dévalaient les pentes de la montagne jusqu'à l'oued où les brebis avaient déjà choisi leur place d'ombre pour la journée de soleil.
Il dit seulement : «Vous êtes blessé?»
Il dit, faiblement, «Aazi ... » et il rit un peu, sans bruit, et sa main s'élève pour prendre la main du garçon.
Il doit aller loin, avant la nuit, sur les pentes du mont Chelia, jusqu'à la grotte où l'attendent son frère et sa soeur Horriya.
Il doit s'asseoir, accroché aux rochers, le coeur battant très fort.
Il dort longtemps comme cela, sans bouger, respirant lentement.
Il écoute tant qu'il peut, guettant le moindre bruit.
Il essaie de prendre un morceau de pain, mais ses doigts n'ont pas de force, et le pain roule dans l'herbe à côté de lui.
Il est avec son oncle Raïs, sur la montagne du Chélia, du côté du soleil couchant.
Il est brun rouge, couleur de feu aussi, et ses cheveux bouclés ont des reflets de cuivre.
Il est heureux, d'un bonheur si intense, qu'il ne peut plus bouger, ni parler.
Il est là, couché comme autrefois, à plat ventre dans la pierraille, retenant son souffle.
Il est pieds nus dans des chaussures de basket sans lacets.
Il est pieds nus sur les pierres aiguës, et ses cheveux bougent dans le vent, noirs et brillants comme l'herbe.
Il est seul, dans la grande montagne.
Il est vêtu d'un anorak de skieur un peu grand pour lui.
Il examine Tayar avec curiosité.
Il fait celui qui n'a pas peur, les mains dans les poches, mais il est prêt à bondir en arrière à la moindre alerte.
Il fait quelques pas, s'accroupit pour uriner.
Il faut qu'il atteigne le bord de la falaise avant que le soleil n'ait touché les montagnes, ou bien il sera trop tard.
Il faut se taire, il faut être muet comme les pierres de la montagne, silencieux comme les lièvres.
Il ferme les yeux, aveuglé.
Il grelotte de froid.
Il hésite, parce que cela ressemble à un tombeau de magicien.
Il jette aux flammes de grosses branches de chêne vert qui éclatent en faisant des nuées d'étincelles dans la nuit.
Il laisse tomber la pierre sur le sol, à côté de lui.
Il le connaît bien, il le reconnaît.
Il le voit distinctement, qui tire sur sa laisse, attaché à la main du soldat.
Il les pose à côté de Tayar, sans rien dire.
Il lui dit «Viens, viens!» avec la main.
Il met la main dans la poche de son pantalon, et il sent du bout des doigts le petit couteau à cran d'arrêt que Frank lui a donné, avant qu'il commence sa cavale.
Il ne la voit pas, il ne l'entend pas, mais il la sent avec l'intérieur de son corps, comme un souvenir.
Il ne parle pas, il regarde Tayar seulement, et la lumière de son regard lui donne des forces comme un aliment.
Il ne reste plus que le ciel immense et vide, la lumière, le bruit du vent.
Il ne sait même plus pourquoi il est venu ici, quand il fuyait la grande ville dont il connaît chaque rue.
Il ne sait plus ce qu'il doit faire, où aller.
Il n'a plus de force.
Il n'y a pas de bruit, sauf le souffle du vent dans ses oreilles, le crissement du sable qui s'effrite.
Il n'y a pas de bruit.
Il n'y a pas de chants d'oiseaux ici, ni de bruits d'insectes, rien pour saluer le jour qui arrive.
Il n'y a pas de nuages.
Il n'y a pas d'oiseau qui plane, il n'y a pas d'ombre, ni de peur.
Il n'y a pas d'ombres, pas même un bosquet de plantes ni une crevasse.
Il n'y a plus que les bruits des choses, à peine, les pierres qui craquent, les arbustes qui sifflent dans le vent.
Il n'y a plus rien d'autre, plus personne d'autre au monde.
Il n'y a que le bruit des vagues, du vent, et le froid.
Il oublie tout, à présent, la cellule aux murs tachés, l'odeur de moisi et d'urine, les bruits de pas qui résonnent dans les longs corridors, au-dessus de sa tête, et sous son lit, partout, les bruits durs des talons qui ne cessent pas de marcher dans les corridors.
Il ouvre les yeux, il voit la silhouette du garçon immobile, ses cheveux éclairés par le soleil comme de l'herbe.
Il parle avec effort, à cause de la pierre de la faim qui appuie sur son diaphragme.
Il pense encore à la route de lumière qu'il a aperçue, tout à l'heure, celle que lui a montrée le jeune garçon qui lui ressemble.
Il pense un bref instant à Mariem, il voit son visage, son corps, ses jambes qui marchent, ses cheveux jaunes qui brillent.
Il peut seulement regarder, de toutes ses forces, s'enivrer de la vue du feu.
Il porte les mêmes habits, la longue tunique de laine effilochée autour du cou, qui flotte sur son corps maigre et dessine la forme de ses jambes.
Il quitte la route, et il commence à marcher parmi les broussailles, sur les pierres qui s'éboulent.
Il rampe sur le sol, et l'odeur des excréments des moutons se mêle à l'odeur des herbes, à la senteur de la fumée qui vient des fermes au creux des vallées.
Il regarde autour de lui.
Il regarde la plaine de rochers qui s'étend jusqu'aux montagnes âpres.
Il regarde Tayar, sans bouger, les mains dans les poches.
Il respire lentement, en faisant de grands efforts.
Il reste là à le regarder, en penchant un peu son corps de côté, et tout à coup Tayar a très peur du silence, il veut retenir l'enfant auprès de lui.
Il retrouve leur place, leur dessin, jusqu'aux plus petites qui palpitent à peine, tout près de la terre.
Il sait qu'ici, enfin, il peut dormir.
Il scrute avec une attention fiévreuse le paysage blanc.
Il se hâte pour retrouver l'abri de la doline.
Il se hâte, parce qu'il sait que la nuit va venir, bientôt, et qu'il ne supportera plus le froid qui va tomber sur la terre.
il se lève, plié en deux, alourdi, et il recommence à marcher sur le plateau calcaire.
Il se penche sur l'eau, en tremblant de fatigue, et il boit longuement, sans même se servir de ses mains.
Il se roule sur le côté pour mieux la regarder s'en aller.
Il se sépare de lui-même.
Il se souvient peu à peu de la place des étoiles, autrefois, il les reconnaît une à une, sans savoir leur nom, ni rien d'elles.
Il sent les souvenirs de la prison qui s'en vont de lui.
Il sert la pierre si fort qu'il gémit de douleur.
Il suit la route de lumière que l'enfant a tracée à travers les broussailles, jusqu'au bord de la falaise.
Il suit un chemin ancien qui traverse le plateau calcaire, puis il arrive devant un grand ravin qui est déjà dans l'ombre.
Il s'en souvient bien.
Il touche à tous les points de la vallée, jusqu'à l'horizon.
Il traîne son corps, marchant parfois à genoux, jusqu'à l'autre bout du plateau, là où il y a toute la lumière du soleil.
Il tremble en essayant de se redresser sur les coudes.
Il va droit devant lui.
Il veut se lever, mais le poids de la pierre serrée contre son estomac le fait retomber.
Il voit les pierres rouges des ruines de Timgad, pareilles à des termitières brisées, et les palmiers des oasis, là où flotte la fine vapeur de l'eau, plus légère qu'une fumée.
Il y a aussi cette douleur au fond de sa poitrine, une brûlure précise, qui lance des ondes comme la fièvre.
Il y a comme le signe de la peur, visible par instants, comme une aile d'épervier qui fait cligner le soleil.
Il y a de longs murs de pierres sèches qui vont jusqu'à l'autre bout du plateau, sans raison.
Il y a des arbustes tout autour de la bouche, comme une toison hérissée, inclinée par le vent.
Il y a des moucherons plats qui volent près des touffes d'euphorbe.
Il y a le signe de la mort.
Il y a longtemps qu'il n'a pas mangé, et il n'a plus de forces pour gravir les éboulis.
Il y a seulement un peu le gémissement du vent qui souffle sur le haut-plateau calcaire, le vent qui va et vient comme une respiration glacée.
Il y a si longtemps de cela que Tayar ne sait plus pourquoi ils sont là, tous les deux, couchés dans la pierraille, immobiles, retenant leur souffle et guettant.
Il y a si longtemps de tout cela, que Tayar avait oublié comment c'était.
Il y a si longtemps que le jour brûle, sans s'éteindre, comme s'il ne devait jamais plus y avoir de nuit.
Il y a si longtemps qu'il n'a pas vu un visage humain.
Il y a si longtemps qu'il n'a ressenti une telle solitude que c'est un vertige.
Il y a une dernière force en lui, parce qu'il veut voir.
Ils avancent lentement au fond de la vallée, sans s'arrêter, sans regarder en l'air.
Ils avancent sur le plateau calcaire, vers la doline déjà prise par l'ombre.
Ils mangeaient vite, chacun tourné de son côté, sans rien dire.
Ils ne se parlent pas, ils se hâtent et le bruit de leurs bottes dérange un instant le silence de la terre.
Ils ont des uniformes, et l'un d'eux tient en laisse un grand chien fauve qui flaire les pierres et s'arrête parfois.
Ils ont marché longtemps à travers les broussailles, car les habits de l'oncle Raïs sont déchirés et couverts de poussière, et Tayar a les pieds ensanglantés.
Ils ont marché pendant des jours, ils fuient un danger que le jeune garçon ne comprend pas.
Ils parlaient un peu, de quoi?
Ils restent ouverts sur le cercle noir du cratère qui coupe le ciel.
Ils riaient.
Ils se laissaient glisser doucement, à plat ventre, sur les galets lisses.
Ils sont devenus si lointains, à présent, si petits, à peine des nids de fourmis, des nids de guêpes, que c'est même difficile de les imaginer.
Ils sont si loin qu'on ne voit pas leurs visages.
Ils s'y lovaient, après avoir enlevé les silex et chassé les scorpions, et ils s'enveloppaient dans leurs bras, la tête appuyée contre l'épaule, tandis que la terre se refroidissait.
Immobile, l'enfant regarde.
Instinctivement, il retrouve les gestes anciens, ceux qu'il avait oubliés en venant dans la ville, un peu penché en avant pour ne pas donner prise au vent, ni au regard, les bras serrés le long du corps, respirant par le nez pour ne pas dessécher la gorge, prêt à se tapir dans un trou du sol.
Jamais elles n'ont lui avec tant d'éclat.
La brûlure au centre de sa poitrine rayonne tel un soleil.
La faim cesse de le ronger, et sa poitrine respire librement, se gonfle d'un très long soupir.
La faim, la soif, la fatigue l'ont lavé de tout cela.
La fatigue de la longue marche pèse sur lui, le fait tituber.
La fièvre bat dans ses tempes, ou bien est-ce le soleil de midi?
La fourmi court vers son visage, puis elle l'aperçoit, hésite, repart en sens inverse.
La grande vallée ouverte conduit jusqu'à l'autre bout de la terre, plus loin que Timgad, plus loin que Lambessa.
La joue gauche appuyée contre son épaule, les yeux fermés, il s'endort, pendant que la lumière rouge du jour nouveau apparaît devant lui, éclaire magnifiquement le haut-plateau solitaire.
La lumière décroît quand Tayar quitte le bord du ravin pour retourner en arrière.
La lumière du soleil de midi éclaire chaque pierre, chaque arbre, sans laisser d'ombre.
La lumière du soleil découpe sa silhouette contre le ciel, et Tayar ne peut pas voir son visage.
La lumière du soleil éblouissant frappe son visage et son corps, mais cela ne le réveille pas.
La lumière est dure comme la pierre, comme le ciel.
La lumière fait mal au fond de ses yeux, elle brise.
La lumière heurte le front de Tayar, freine sa progression.
La lumière ouvre sa route jusqu'à l'horizon, et c'est sur elle que Tayar avance, glisse.
La nuit noire est arrivée, pleine d'étoiles.
La nuit qui vient est très noire d'abord, engloutissant le plateau calcaire dans son froid.
La peau de chèvre est sèche, plissée comme une mamelle morte.
La peur est partout ici, sur la montagne.
La pierre est tellement serrée contre son diaphragme que Tayar peine à respirer.
La pointe de la pierre entre dans sa chair.
La porte de branchages du corral est jetée à terre; il n'y a plus de moutons ni de chèvres.
La première lumière l'éveille de son rêve, et il voit, indistinctement d'abord, puis de plus en plus clairement, la silhouette de l'enfant qui lui ressemble.
La route qui serpente au fond de la vallée l'a conduit jusqu'aux contreforts de la haute montagne.
La silhouette reste un instant sur le tranchant du cratère, comme si l'enfant hésitait.
La soif est très grande, elle est pareille à un frisson qui court sur la peau.
La soif et la faim sont des douleurs lancinantes.
La terre entre les cailloux est grise, blanche, couleur de salpêtre.
La tête appuyée sur la terre, les cheveux balayés par le vent, il est immobile, comme s'il dormait.
Là-bas, en bas, dans la brume grise de la ville, il y a la peur, la haine, le dégoût.
Là-haut, il y a encore davantage de lumière.
Le ciel alors devenait intense, presque noir.
Le ciel contient tout, recouvre tout, et sous lui, le temps s'abolit en un vertige multiple.
Le ciel est bleu.
Le ciel est d'un bleu très pâle, presque blanc.
Le ciel vide pèse lourd, la lumière aveugle et assoiffe.
Le feu est vorace, il dévore tout très vite, il crache sa fumée qui vacille dans la lumière.
Le fond de la doline est tapissé d'herbe douce qui garde la chaleur du jour comme une toison de bête.
Le froid de la nuit l'a rendu lourd comme la pierre.
Le froid de la pierre le fait tressaillir, mais il serre très fort la pierre entre ses bras, et il appuie.
Le garçon enlève son anorak et il le pose sur le buste de Tayar, en passant les manches de chaque côté de son cou.
Le garçon est penché sur lui, ses yeux brillent dans son visage sombre, avec une lueur mystérieuse qui semble venir de l'intérieur.
Le garçon le regarde un bon moment, sans bouger, puis il fait le tour du cratère, sans se presser, les mains dans les poches.
Le garçon ne bouge pas, ne répond rien.
Le garçon ne dit plus rien.
Le garçon ne répond pas.
Le garçon regarde la pierre que Tayar tient serrée contre son ventre.
Le jeune garçon est debout, en équilibre sur le bord du cratère, et la lumière du soleil fait paraître son visage plus sombre, presque noir.
Le jus coule dans la gorge de Tayar, et peu à peu les forces reviennent dans son corps.
Le jus de l'orange emplit sa bouche, réveille la vie dans son visage, dans ses entrailles.
Le lait aigre et doux lui donne tellement de forces qu'il se met à trembler.
Le paysage de pierre autour de la maison s'est écarté à l'infini, le vent froid du désert passe sur le visage de l'homme immobile.
Le plateau calcaire est aride et sec, balayé par le vent et par la lumière.
Le plateau calcaire est solitaire sous le ciel bleu, le vent glacé siffle dans les buissons d'épines.
Le silence est grand sur la vallée.
Le silence est grand.
Le silence est sans fin.
Le silence est si grand, si lourd, que Tayar n'entend pas le garçon qui vient vers lui.
Le silence revient sur le plateau calcaire.
Le silence, toujours, comme une menace.
Le sol de terre battue est propre, avec les traces d'un feu ancien, dont il ne reste que quelques cendres.
Le soleil brûlait fort, raccourcissait les ombres.
Le soleil brûle et éblouit, mais Tayar voit enfin ce qu'il cherchait, l'immense vallée qui va jusqu'à l'autre bout du monde, là où chaque caillou, chaque plante, chaque buisson d'épines brille d'un éclat qui n'existe nulle part ailleurs, car la lumière vient d'eux et non du ciel.
Le soleil brûle sa nuque et son dos, mais le vent est froid, il agite les brins d'herbe et les feuilles des arbustes.
Le soleil brûle sa nuque, ses épaules, à travers ses vêtements déchirés.
Le soleil brûle son visage et ses mains.
Le soleil est brûlant, impitoyable.
Le soleil est descendu sur la ligne des montagnes, à l'horizon.
Le soleil est descendu vers l'horizon, maintenant, et Tayar recommence à marcher.
Le vent fait trembloter les broussailles, agite les feuilles calcinées des arbustes.
Le vent froid souffle avec plus de force, comme s'il venait de la nuit proche.
Le vent froid souffle, comme ici, et c'est à cause de lui que les bêtes se sont rassemblées contre l'écorce du vieil arbre foudroyé.
Le vent passe au-dessus du cratère, de grandes rafales qui viennent du fond de l'espace.
Le vent souffle toujours dans la même direction, en sifflant dans les branches de l'arbre sec.
Le vent, le froid de la nuit, le silence et la faim lui ont enlevé tout désir de vengeance.
Le visage des garçons était presque noir, leurs yeux disparaissaient dans l'ombre des orbites.
Lentement, heure par heure, le soleil redescend vers l'horizon.
Lentement, l'enfant se tourne, il tend la main vers l'outre vide.
Lentement, pour ménager ses forces, Tayar monte vers le haut du plateau calcaire, vers l'espèce de falaise verticale qui fait comme une grande marche d'escalier.
Lentement, sans lâcher la pierre de la faim, Tayar quitte la borie, et il marche jusqu'au centre de la doline.
Lentement, Tayar se hisse au bord du cratère, là où il peut voir la route de lumière.
Les arbustes sont rares.
Les bêtes sont en rond autour d'un arbre sec, comme si c'était lui qui était leur véritable maître et non les enfants en haillons qui les ont poursuivies à coups de pierres toute la journée.
Les bords de la doline sont encore dans la lumière douce du crépuscule.
Les broussailles font un cercle autour d'une dépression qu'on distingue à peine.
Les buissons épineux griffent ses jambes, déchirent la toile du pantalon gris.
Les cailloux déchirent ses avant-bras et ses genoux, meurtrissent sa poitrine et son visage, mais il n'y prend pas garde.
Les cailloux écorchent ses mains, déchirent ses vêtements, mais il ne sent rien.
Les chèvres et les moutons avaient dévalé la pente caillouteuse vers l'oued, et le soleil était haut, comme aujourd'hui, dans le ciel sans nuages.
Les cratères des autres dolines font des taches sombres de loin en loin.
Les deux garçons ôtaient leurs tuniques de laine usée, et ils se baignaient allongés dans l'eau claire du torrent qui coulait par dessus leurs épaules, qui entrait dans leur bouche et dans leurs oreilles.
Les hommes savent où ils vont, guidés par un jeune garçon qui marche devant eux en silence.
Les insectes viennent mourir dans le feu, les longues fourmis volantes qui zèbrent l'air et grillent dans les flammes.
Les montagnes de grès rose et de quartz étincellent comme pour une aurore.
Les mouches et les moucherons arrivaient déjà, comme nés des feuilles d'euphorbe, ils bourdonnaient autour des cheveux des enfants, ils piquaient l'arrière de leurs bras.
Les moutons et les chèvres remontaient vers l'amont du torrent, à la recherche de plantes fraîches.
Les premiers rayons du soleil éclairent les bords du cratère, les arbustes noirs qui tremblotent dans le vent.
Les soldats l'ont tué près des ruines.
Les soldats marchent le long des fêlures de la terre, comme les fourmis.
Les soldats sont comme les insectes : ils ne sont pas là, puis, tout d'un coup, ils sont là, sans qu'on ait pu comprendre d'où ils étaient sortis.
Lui aussi, il cherche, en flairant les pierres du ravin.
Lui, d'un bond se lève, reste un instant debout, en équilibre, les muscles bandés, prêt à s'enfuir.
L'air est froid ici, malgré le soleil qui éblouit.
L'air est froid, d'un froid sec qui fait mal.
L'eau du torrent était belle, à la lumière.
L'eau est là, sûrement, quelque part.
L'eau froide lui a paru lourde, âpre, au goût de métal, mais elle lui a donné des forces nouvelles.
L'enfant a disparu , en laissant derrière lui une traînée de lumière.
L'enfant attend, sans désespoir, couché sur la terre.
L'enfant est revenu, pour lui ouvrir le chemin, pour laisser son signal de lumière.
L'enfant lui ressemble, il est tout à fait comme un reflet de lui-même.
L'enfant ne peut pas se lever, ne peut pas appeler, il ne le faut pas.
L'enfant tremble, malgré le soleil.
L'étendue du plateau calcaire est immense, le ciel bleu pâle à l'horizon, sombre comme la nuit au zénith.
L'instinct plus vieux que sa vie avertit Tayar qu'il va trouver l'eau, qu'elle l'attend.
L'oncle Raïs est parti hier, ou avant-hier, peut-être.
Maintenant il est debout de l'autre côté de la doline, à contre-jour.
Maintenant il sait bien qu'il ne peut plus s'en servir.
Maintenant, il est devant le haut-plateau calcaire, et le noir de la nuit devient gris peu à peu.
Maintenant, il n'y a plus qu'à regarder, à se laisser glisser sur la route étincelante.
Maintenant, il se souvient.
Maintenant, la pierre l'aide, elle lui donne sa force froide, elle efface la faim et la douleur.
Mais après tous ces jours enfermés dans la prison, après l'ombre de la cellule, les couloirs humides et puants, où l'air vibre sourdement dans la lueur des barres de néon, après tous les bruits de pas, les voix, les claquements de porte qui résonnent toujours trois fois, comme ceci : pan! pan-pan! Tayar aime cette dureté, ce silence de vent et de pierre, ce ciel immense et sans nuages où brûle un seul soleil.
Mais ça n'est plus possible.
Mais ce n'est pas son oncle.
Mais c'est plus fort que toute la vie, cela revient en lui, le vide, le purifie comme la faim et la soif.
Mais déjà il est au bord de la falaise.
Mais il a perdu le chemin.
Mais il est si fatigué que cela lui est égal, et il ne pose pas de questions.
Mais il ne faut pas bouger, pas se lever.
Mais la maison est abandonnée.
Mais le froid a tout effacé.
Mais le grand chien repart, en courant un peu en zigzag, entraînant derrière lui les hommes qui doivent courir aussi et, malgré la peur, Tayar a envie de rire.
Mais le silence se referme, éteint les bruits de la vie.
Mais le soleil est encore plus vide, plus grand, plus blanc.
Mais le soleil va vite, il descend vers la terre comme un vaisseau éblouissant
Mais le vent glacé le repousse, et il glisse lentement jusqu'au fond du cratère, il se recroqueville dans l'herbe humide.
Mais l'image s'efface tout de suite, le ciel et le vent la font disparaître.
Mais ses bras ne s'occupent pas de la douleur.
Malgré la sécheresse alentour, l'air semble humide ici, comme au fond d'une vallée.
Malgré l'anorak sur sa poitrine, Tayar sent le froid qui vient en lui, qui l'occupe peu à peu.
Mû par la même force, Tayar continue d'avancer sur le plateau, loin de l'abri de la doline.
Ne pas bouger, Aazi, pour que les chiens des soldats ne l'entendent pas.
Ne pas bouger, ne pas se lever.
Ne pas parler, ne pas appeler surtout, Aazi, mais attendre là, couché sur la terre, caché dans les rochers et les broussailles.
On entend le bruit strident des insectes.
On les lui a enlevées quand il est entré en prison.
Ou bien au bar en face de la gare, ils boivent des cafés et des demis, en l'attendant.
Ou bien des injures, parce qu'il s'est brûlé en jetant une branche trop près de la flamme.
Ou bien un voile de sang couvre l'espace, fait briller les épines des buissons de lueurs meurtrières.
Ou parfois, la brûlure d'un taon qui se posait légèrement sur leurs épaules.
Oui, c'est cela, ils ont préparé la souricière, ils attendent quelque part, dans la rue, embusqués dans une camionnette.
Par instants, il croit voir sa silhouette immobile contre le ciel, avec son visage noirci et ses cheveux couleur d'herbe brillant à la lumière.
Par instants, le ciel semble se vider, comme si venait la nuit, une nuit terrible qui ne finirait plus.
Parfois, il s'arrête, le nez en l'air, comme s'il avait senti quelque chose, et Tayar pense qu'il va regarder dans leur direction, aboyer.
Partout, il y a les murs de pierre sèche.
Pas un oiseau, pas un animal terrestre.
Passaient des oiseaux, très vite, par groupes, en piaillant, et son frère se levait sans bruit, cherchait à voir où ils allaient se poser.
Pendant quelques secondes, Tayar pense qu'il voudrait tuer le garçon qui le regarde.
Personne ne doit venir maintenant, plus personne.
Personne ne viendra le chercher.
Personne.
Peut-être même qu'il y a des chiens qui aboient, dans les fermes de la vallée, et Tayar pense que c'est contre lui qu'ils aboient, comme autrefois.
Peut-être que c'est la douleur qui revient dans son corps, maintenant qu'il a perdu la pierre de la faim.
Peut-être que les soldats vont venir, maintenant, cherchant sa piste dans les plaques de sable, cherchant les branches brisées, les pierres bougées, les petits éboulis.
Peut-être qu'il aurait dû venir ici, tout de suite.
Plus loin, il y a l'arête rocheuse des montagnes, et peut-être, plongée dans la nuit déjà, marquée d'étoiles lointaines qui scintillent au fond de l'ombre, la vallée du Loup.
Plus rien ne le sépare du ciel.
Pour se reposer, Tayar s'allonge sur la terre, il regarde le ciel.
Pour vaincre sa fatigue et sa solitude, Tayar chantonne un peu, du fond de sa gorge, comme il faisait, autrefois, quand il était replié en chien de fusil contre un rocher, sur les pentes du mont Chelia.
Pourtant, ses yeux sont ouverts et la sclérotique brille dans la lumière.
Près de la borie en ruine, il y a l'abreuvoir pour les moutons.
Puis il épluche l'orange, et il lui donne un quartier.
Puis il retourne se coucher au fond de la borie.
Puis il se souvient qu'il n'a plus d'allumettes.
Puis il s'accroupit, le dos appuyé contre le rocher, les bras enroulés autour du corps pour ne pas perdre sa chaleur.
Puis il vomit, parce qu'il y a trop longtemps qu'il n'a mangé ni bu.
Puis ils se séchaient debout au soleil, son frère la main sur son sexe nouvellement circoncis.
Puis une grande fourmi noire, qui court sur la terre poudreuse.
Puis vient la lueur du lever de lune, vers l'est, une large tache blanche qui grandit dans le ciel.
Puis, d'un coup, sans que Tayar ait pu comprendre comment, il a disparu.
Puis, quand le feu est grand et fort, qu'il a dévoré toute la provision de branches, les deux enfants s'asseyent devant lui, du côté où ne vient pas la fumée, et ils le regardent mourir lentement, tandis que le froid de la nuit revient peu à peu, dans leur dos, dans leurs cheveux, dans la terre entre leurs doigts.
Quand elle n'est plus qu'à quelques pas de lui, elle écarte son voile et son visage apparaît, si beau, lisse comme du cuivre.
Quand il dort, il est pareil aux pierres grises qui l'entourent.
Quand il était avec son frère, et qu'ils gardaient ensemble les troupeaux, il marchait ici, ici même.
Quand il le reconnaît, Tayar sent une ivresse étrange, qui efface toute douleur.
Quand il ouvre les yeux, il voit d'un coup toute cette blancheur, le soleil qui étincelle sur les roches calcaires.
Quand il regarde, il sent un vertige s'emparer de lui.
Quand il voit que Tayar ne peut plus bouger, il rompt un peu de pain et il met un morceau dans la bouche de l'homme.
Quand la flamme jaillit entre les doigts habiles de l'enfant, vibrante, joyeuse, pareille à un animal sauvage, Tayar regarde de toutes ses forces.
Quand la nuit commence à tomber, Tayar aperçoit la doline.
Quand le garçon est à quelques pas de lui, il s'arrête.
Quand le soir revenait, et que le soleil n'était plus très loin des collines, les garçons remontaient la pente de la montagne, en chassant les bêtes devant eux à coups de pierres.
Quand le soleil est à nouveau dans le ciel sans nuages, Tayar s'assoit au bord du cratère.
Quand le soleil était à la moitié de sa montée au zénith, l'aîné des garçons sortait les provisions de la besace en cuir : le pain sec et lourd, les dattes et les figues séchées, le fromage salé, l'outre en peau de chèvre pleine de beurre rance.
Que faut-il faire?
Que veulent-ils, que cherchent-ils?
Rien ne bouge.
Rien que le vent qui passe en sifflant à travers les branches des buissons d'épines.
Sa respiration siffle dans ses poumons, il y a une sorte de voile rouge qui ondule au bas de ses yeux, tout près de la terre.
Sans cesse, apparaissent de nouvelles figures, de nouvelles étoiles.
Sans comprendre comment, il est debout sur le haut-plateau calcaire, il sent le vent puissant sur son visage.
Sans fermer les yeux, il se fige dans un sommeil glacé, qui ralentit son coeur et son souffle.
Ses cheveux ont la couleur de l'herbe brûlée.
Ses lèvres minces sont serrées dans une expression de mutisme.
Ses mains tremblent quand il se penche pour entrer à l'intérieur de la hutte de pierre.
Ses yeux embués regardent fixement au-dessus de lui, les pierres aiguës et les branches des buissons d'épines, contre le ciel blanc.
Ses yeux ne se ferment pas.
Ses yeux se mouillent de larmes, et pour la première fois depuis des jours, il ne sent plus la faim, ni le froid.
Ses yeux surtout sont comme le feu, comme s'il y avait au fond des étincelles qui brillaient dans la nuit.
Seulement la tache vert sombre de leurs uniformes, et leurs fusils-mitrailleurs.
Seuls ses yeux peuvent regarder, appeler au secours.
Si Tayar descend du haut de la montagne, s'il s'approche de l'oued pour boire, le grand chien va se précipiter sur lui en hurlant, et les soldats seront là, derrière lui, pendant que le chien le dévorera.
Son corps est long et maigre, dans les vêtements trop larges.
Son frère rit, parle fort.
Son oncle Raïs lui en parlait, il se souvient, il lui montrait la pierre et il riait, et il savait que ça n'était pas une pierre comme les autres.
Son visage est très brun, ses yeux noirs ont l'éclat du métal.
Son visage osseux est couleur de terre, ses cheveux noirs bougent sur son front dans les remous du vent.
Tandis qu'il s'approche, Tayar voit que cette ouverture est très grande, pareille à un cratère.
Tayar a envie de rire quand il pense aux flics embusqués à l'attendre.
Tayar a traversé le torrent un peu avant le pont, et il a escaladé les anciennes terrasses d'oliviers jusqu'à ce qu'il trouve la route étroite qui grimpe en lacets vers le sommet de la montagne.
Tayar avance, ivre de sommeil.
Tayar cache sa tête entre ses bras, couché sur la terre qui le brûle.
Tayar cherche autour de lui, pour deviner s'il y a de l'eau quelque part.
Tayar comprend tout à coup que son oncle Raïs est mort.
Tayar crie, et sa voix s'éraille :«Où vas-tu? Ohé! Viens!»
Tayar défait les boutons de sa chemise-veste réglementaire, et il appuie la pointe de la pierre sur sa peau, là où palpite le noeud de la douleur, tout près de son coeur.
Tayar descend au fond de la doline, il ne voit qu'elle : la grande flaque noire qui renvoie la lumière du ciel, immobile comme un miroir.
Tayar dit non en secouant la tête.
Tayar dort sans bouger, comme autrefois, dans les monts du Chélia, caché avec son frère dans les blocs de rochers.
Tayar écoute le vent, comme s'il était sur un bateau en route vers l'inconnu.
Tayar essaie de parler, mais sa voix est si faible qu'il est le seul à l'entendre.
Tayar est content de la voir.
Tayar est penché en avant, il regarde le vide de toutes ses forces.
Tayar ferme les yeux, un instant.
Tayar frissonne, il secoue la tête avec violence, pour chasser l'image de la montagne.
Tayar hoche la tête en mangeant.
Tayar la regarde avec attention, comme si elle était le dernier être vivant près de lui.
Tayar le perçoit pour la première fois.
Tayar le regarde approcher avec angoisse.
Tayar le voit.
Tayar les suit avec peine.
Tayar l'entend distinctement, elle chante clair comme un oiseau, elle est belle et pure.
Tayar mange encore du pain, il suce les quartiers d'orange et recrache la peau.
Tayar marche dans la direction du soleil, ébloui, trébuchant sur les pierres.
Tayar marche lentement jusqu'au bassin, il boit à nouveau l'eau noire, souillée de terre.
Tayar ne bouge pas, pour ne pas déplacer la pierre de la faim.
Tayar ne voit plus le soleil qui descend vers les montagnes, ni l'ombre qui noie la vallée.
Tayar n'en a jamais vu d'aussi grand.
Tayar n'est vêtu que du pantalon de toile grise et de la chemise-veste réglementaires.
Tayar pense à la mer, là-bas, tout en bas, aux jardins endormis, aux immeubles.
Tayar pense à Mariem qui s'est cachée dans une chambre d'hôtel, parce qu'elle croit qu'il va venir, pour se venger, pour la tuer avec son couteau à cran d'arrêt.
Tayar perçoit ce silence, tandis qu'il reste allongé sur le plateau calcaire.
Tayar recommence à marcher.
Tayar regarde la route d'étoiles qui traverse le ciel noir, il écoute leur chant strident, léger, qui s'éparpille dans le vide.
Tayar regarde le jeune garçon qui lui ressemble, debout de l'autre côté de la doline.
Tayar regarde le visage de son frère.
Tayar regarde toute cette poussière avec une attention douloureuse, et chaque pierre, chaque parcelle des murs de boue, chaque branche morte réveille en lui une douleur ancienne.
Tayar respire lentement, pour briser les tremblements nerveux de son corps, pour arrêter sa mâchoire qui claque.
Tayar reste longtemps recroquevillé, sans bouger, à regarder les étoiles.
Tayar rêve du feu, les yeux ouverts sur la nuit.
Tayar sait que lorsqu'il aura disparu de l'autre côté de la montagne de Thiey et de l'Audibergue, la nuit tombera d'un seul coup.
Tayar sait que s'il ne trouve pas un peu d'eau maintenant, il ne pourra plus marcher.
Tayar sait qu'il ne doit pas parler.
Tayar sait qu'il n'a pas besoin de parler, ni de bouger.
Tayar sait qu'il n'a plus de visage, plus de corps, mais qu'il est devenu un point immobile sur la terre froide, dans la nuit.
Tayar se couche au fond de la doline, sur l'herbe comme de la mousse.
Tayar se lève, titube.
Tayar se retourne sur le ventre, il regarde la terre et les broussailles, autour de lui.
Tayar se réveille avant le midi.
Tayar se sent loin des hommes.
Tayar sent chaque muscle de son corps qui souffre.
Tayar sent le bonheur en lui, tandis qu'il contemple la vallée sans ombre.
Tayar sent le vertige, et il descend vers le fond de la doline.
Tayar sent les larmes couler sur ses joues.
Tayar s'approche de la borie, il regarde la porte basse qui s'ouvre sur l'ombre.
Tayar s'assoit à l'entrée de la borie, penché en avant à cause de la pierre de la faim.
Tayar s'assoit un instant sur ses talons, pour se reposer, et ses mains touchent les cailloux déjà froids.
Tayar s'immobilise, recroquevillé contre les rochers, il attend que le silence revienne.
Tayar voudrait lui dire de venir, lui faire signe, comme hier, mais il ne peut plus bouger.
Tayar voudrait poser la question à son oncle, mais il n'ose pas parler, même en chuchotant.
Tayar, la tête appuyée dans l'herbe, les regarde avec plaisir.
Tayar, redressé dans un effort qui fait jaillir la sueur sur son visage, qui brûle l'intérieur de sa poitrine, regarde l'enfant qui court sur le bord du cratère, léger comme un cabri.
Tous deux, l'oncle Raïs et l'enfant, regardent intensément quelques points noirs bizarres qui avancent en bas de la montagne, le long du lit de l'oued : des hommes.
Tout d'un coup, il voit autre chose.
Tout le jour, Tayar guette le bord du cratère, là où le jeune garçon est apparu.
Un peu avant l'aube Tayar arrive devant la haute montagne.
Une abeille aussi, que le vent emporte.
Viennent les étoiles, faiblement, puis de plus en plus brillantes.
« Comment tu t'appelles?»
« Vous avez faim?»
« Vous avez froid?»
«Ce n'est rien», dit Tayar.
«Comment tu t'appelles?» dit Tayar.
«C'est un truc pour ne pas sentir la faim.»
«J'ai dormi ici, dit Tayar. Tu n'as rien à manger? J'ai faim.»
«Ne fais pas de bruit, Aazi, regarde ...»
«Pourquoi vous avez ça?»
«Viens, Aazi, dit-il, aide-moi».
«Vous êtes blessé?» demande de nouveau le garçon.

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